Etudes sur le toucher

Etudes sur le toucher

Toucher et connaissance : l’étrangeté des choses et la dialectique de la surface et de la profondeur

Texte tiré de http://www.corinna-coulmas.eu/le-toucher.html#_Toc191900467

       « Psyché est étendue, mais elle ne le sait pas. » (Freud)
Dans l’expérience tactile primaire du bébé au cours de son corps à corps avec la mère, les ordres de réalités restent confondus. Le nourrisson n’a pas la notion des limites du moi, ni celle du temps ou de l’espace. Ses premières informations lui viennent du toucher, qui introduit la notion de « frontières ». Ici c’est moi, et là, autre chose ; ou quelqu’un d’autre. L’espace naît de cette expérience, et avec lui, la possibilité d’un ordre, d’un équilibre, d’un cosmos. Le temps en naît aussi, il y a alternance entre la présence et l’absence, il y a un mouvement qui provoque une sensation et qui s’arrête. Et il y a des choses et des êtres qui prennent forme à travers le toucher : le monde devient plastique. Le toucher délimite l’espace, différencie le chaos initial, ébauche et plus tard garantit l’existence de l’individu.

L’expérience première qui est décrite ici est double. L’enfant qui touche son corps avec ses mains en même temps que d’autres corps et choses, sent à la fois qu’il est celui qui touche et, de façon complémentaire et contradictoire, celui qui est touché. Le tactile fournit ainsi une perception « externe » et une perception « interne ». La réflexivité inhérente à ce sens servira de modèle à toutes les autres réflexivités sensorielles (s’entendre émettre un son, se voir dans une glace et se regarder faire, humer sa propre odeur). Celles-ci, à leur tour, engendreront la réflexivité de la pensée. C’est un principe fondamental formulé par Freud, mais pressenti depuis bien plus longtemps : tout ce qui est psychique, que ce soit du domaine des sentiments ou de l’esprit, se développe en constante référence à l’expérience corporelle.

Ainsi, les premières découvertes et les premiers échanges, la toute première communication s’effectuent par le toucher, le sens primaire. Ceci vaut aussi, un peu plus tard, pour les premiers interdits et les premiers conflits. Au cours des explorations infantiles viendra inéluctablement le « ne touche pas… » Ne touche pas à ce qui peut te faire du mal. Ne touche pas ce que tu pourrais casser. Ne heurte pas brutalement quelqu’un d’autre. Le toucher est également impliqué dans les premières frustrations dont résultent les premières colères : tendre sa main vers ce que l’oeil voit et ne pas l’obtenir ; tendre les bras vers la mère pour être pris, alors qu’elle en a décidé autrement et laisse le bébé au lit.  L’expérience du désir inassouvi se joue d’abord, la faim mise à part, dans le registre tactile.

Les premières choses auxquelles nous touchons – le sein de la mère, les couvertures du berceau, l’eau du bain – sont douces et chaudes. Toute notre vie, nous gardons une nostalgie secrète de ces deux qualités. D’où le lit comme dernier refuge quand ça va mal. Le dur, le froid, le pointu, le rugueux, le coupant témoignent de l’hostilité des choses et délimitent le familier et l’étranger. L’espace est ainsi partagé en deux portions, le connu et l’inconnu. Nous l’explorons progressivement, en mouvements circulaires qui nous ramènent toujours à notre point de départ : à nous-mêmes, centre de l’expérience. Le toucher est topographique. 

Comme le Moi psychique se constitue en appui sur les expériences corporelles, il n’est pas étonnant que toute notre imagination revête une organisation spatiale. Pour pouvoir penser, nous avons besoin de spatialiser (…)

Ainsi, l’organisation topographique du toucher comme expérience primaire désigne à notre imagination une série d’oppositions que nous appliquons invariablement aux réalités physiques et psychiques. Celles qui nous intéressent plus spécialement ici sont les notions d’extérieur et d’intérieur ; de périphérie et de centre  ; de surface et de profondeur ; et, sur un plan figuratif, d’écorce et de noyau. (…)