Soierie de l’Alliance Textile

Soierie de l’Alliance Textile

Lorsque j’étais enfant j’habitais à Vizille, dans l’immeuble juste derrière la caserne de pompiers, aujourd’hui désaffectée. J’ai gardé de nombreux souvenirs de cette époque : mon frère allant pécher dans le canal bordant l’avenue Maurice Thorez ; les balades dominicales dans le parc du Château ; les bonbons achetés au marché installé de façon opportune devant l’école le mercredi midi. Parmi ces nombreuses réminiscences, je me rappelle également d’un long mur bordant la rue à deux pâtés de maisons de chez moi, dernière limite de mes excursions en rollers.  Ce long mur à l’allure particulière de part sa taille et garni de dizaines de petites bouches alignées de façon régulière était en réalité la façade d’un vaste complexe industriel défunt : L’Alliance Textile.

Je me suis intéressé à l’histoire du lieu en 2019 alors que la Métropole de Grenoble-Alpes lançait sa campagne de requalification du site et souhaitait apporter une vision historique à son projet. Mes recherches m’ont mené à faire la rencontre de l’histoire tumultueuse et méconnue des ouvrières de la soie.

Les lieux sont héritiers d’une urbanisation qui commence au milieu du XIXe siècle suite à la domestication de la Romanche et à la construction de la Route Impériale reliant Vizille à Grenoble. Une première fabrique de coton, tenue par un ancien patron de la filature du Château de Lesdiguières s’installe sur ces terres dites de la « Praliat » à proximité de la fonderie Saint-Joseph. Si le contexte semble favorable dans un premier temps, le vent tourne rapidement et l’affaire fait faillite dès 1860. La carcasse de la manufacture est rachetée après enchères en 1871, par François Couturier directeur des usines textiles Durand situées au Péage de Vizille. Les locaux sont alors loués à la société Muller et Cie, société de filature de coton des Vosges. Cependant, cette dernière ne prospère pas. Un an plus tard Couturier agrandit les locaux laissés à l’abandon et fait monter une turbine à la place de la roue hydraulique en obtenant les droits de propriété et d’usage sur une portion de canal à proximité. Le 19 mai 1872, le terrain est loué à la société Jandin-Duval. Une entreprise de soierie lyonnaise spécialisée dans la fabrication de foulard en soie.

La présence d’une société lyonnaise à Vizille n’est pas étonnante. A la fin du XIXe siècle, les révoltes des canuts ont ébranlé les rapports de force entre patrons et ouvriers et les dirigeants d’usines textiles se tournent vers le Dauphiné et les vallées alpines pour trouver une main d’œuvre bon marché issue des classes paysannes et donc vierge des idées du socialisme et ne s’étant jamais organisée en syndicat. De plus, les bassins d’emplois sont riches d’employés potentiellement malléables : les filles des familles d’agriculteurs. En fondant un discours sur les bienfaits du travail pour les jeunes filles, les dirigeants d’entreprises lyonnaises relaient dans la campagne iséroise une propagande au discours teinté de valeurs chrétiennes taillées pour séduire le monde paysan : « Confiez-nous vos filles, nous en feront de bonnes épouses, soumises, travailleuses et rigoureuses. De plus, le fruit de leur activité dans nos usines seront une manne pour votre famille ! « . Bien entendu, les femmes seront les grandes perdantes de cette industrialisation des campagnes. Enfermées dans des usines-pensionnats, elles travailleront principalement dans le textile, à raison de 10, 12 voir 14h par jour pour des salaires loin d’être à la hauteur de leur peine. C’est dans ce contexte que la société Jandin-Duval prospérera, en imitant le modèle de l’usine-pensionnat.

En 1887 l’entreprise change de raison sociale pour devenir la société Ogier-Duplan. Avec la mécanisation de plus en plus importante des usines forçant les ouvrières à surveiller deux, puis trois voire quatre métiers à tisser, la stagnation des salaires, les conditions de vie difficiles et la déconnexion entre les élites lyonnaises et leur fabrique de Vizille font naître un fort ressentiment chez les ouvrières qui tentent de négocier avec un patronnât qui reste sourd face à leurs revendications. Le 10 mars 1950 démarre alors une grève de 100 jours menée par Lucie Baud, ancienne ouvrière des établissements du Péage et fondatrice du « Syndicat des Ouvriers et Ouvrières de la Soie du Canton de Vizille », la première organisation de ce type de la commune.  Si la grève de trois mois, au cours desquels les femmes auront goûté à une émancipation inédite, ne donnera pas raison aux travailleuses, ses échos et le contexte de conflits sociaux plus globaux dans lequel elle s’insère n’en reste pas moins un élément fort de l’histoire récente de la ville. En effet loin d’être isolées, nombreuses sont les grèves dans les usines de soie qui touchent la région durant le premier quart du XXe siècle. Ces mouvements ont largement contribué à faire péricliter le modèle de l’usine-pensionnat. Si certaines subsistent après la 1er Guerre Mondiale, la discipline n’y est plus la même. La fabrique Ogier-Duplan elle-même, devenue « Alliance Textile » en 1906, s’ouvre sur l’extérieur de même que ses dortoirs : plus propres, plus aérés. L’exode rural qui entraîne l’urbanisation des bourgs périurbains favorise également l’émergence des cités ouvrières et rend progressivement obsolète la tenue d’internats au sein des fabriques.

Au début du XXe siècle, l’usine de tissage, imposante par sa masse est reconnaissable à ses multiples fenêtres. Semblable aux autres fabriques des Alpes, elle est à l’image des nombreux bâtiments qui essaiment les vallées savoyardes et les reliefs fatigués du bas-Dauphiné. Malgré les grèves et les menaces de fermeture, les bruits assourdissants des métiers ne s’y taisent pas. Jusqu’en 1950, l’usine s’agrandit, revêtant l’uniformité de l’usine moderne : de vastes bâtiments sans étages, à toits en dents de scie, partiellement vitrés. Malheureusement, au cours du XXe siècle l’économie de la soie, surtout naturelle, s’effondre en France et la Fabrique Lyonnaise se délite. Les structures destinées à revigorer le marché ne parviennent pas à enrayer l’effondrement des ventes et des effectifs. Pour s’en sortir, l’Alliance Textile change et tente une politique plus économe en rationalisant la production. Les dirigeants qui avaient eu pour habitude d’agrandir leur parc de machines en période de crise comprennent l’urgence de la situation et décident d’entamer une réduction des horaires pour les employés.

En 1960, pour redresser la situation économique de l’entreprise, l’Alliance Textile investit à nouveau dans du matériel et renoue avec la ligne de conduite qu’elle avait suivi tout au long du XXe siècle. L’ouverture de l’usine à la sous-traitance et la réduction progressive du personnel jusque 290 salariés, lui permet de retrouver sa stabilité sur le court terme. Rapidement cependant, l’achat de machines s’avère insuffisant pour faire face à la concurrence et l’entreprise se dissout, devenant une filiale de la STE « Société Textile d’Exploitation », entreprise née de l’association de plusieurs fabricants lyonnais sur le déclin. En 1963, l’usine s’apparente dès lors à un local d’instruments composites (entreprises Nicolas SA, Brunswick, Pichat Chaléard) dont elle n’est plus la propriétaire. Elle dépose le bilan en 1966. Durant les décennies qui suivent, la dépouille de l’usine de Vizille continue d’alimenter le microcosme qui s’y attarde. Diminuant d’année en année, les instruments de production des dernières maisons déliquescentes représentées par la STE finissent par cesser leur activité.
En 2008 l’entreprise est mise en liquidation judiciaire. Une grande partie de l’ancien site de l’Alliance est déjà en ruine, le bistanclaque des machines n’étant plus qu’un spectre lointain hantant les anciens ouvriers du site. Finalement, la carcasse métallique de la géante endormie est démembrée à partir de 2009 afin de laisser place à des travaux de dépollution en vue de donner une nouvelle vie aux terres de la « Praliat ».

Pour retrouver le dossier complet de ces travaux rendus en 2020 à la Métropole Grenoble-Alpes et présentés à Vizille, vous pouvez suivre ce lien.