Sens du toucher et somesthésie

Sens du toucher et somesthésie

Texte tiré de http://www.corinna-coulmas.eu/le-toucher.html#_Toc191900467

L’abstraction qui, dans la culture occidentale, a altéré notre relation au corps, ne concerne pas seulement le thème de l’opposition de l’âme et du corps dans le cogito cartésien. Elle est aussi au fondement d’une physiologie et d’une médecine modernes qui prennent le corps comme objet. Il y a une logique qui va du corps machine de Descartes à la greffe d’organes et au clonage. Cette conception du corps a eu d’immenses mérites pour le progrès de la médecine. Elle est en train de montrer ses dangers et ses limites.

Les certitudes exigées par la philosophie cartésienne à la suite du cogito ont en effet orienté le penseur scientifique vers une référence rationnelle au détriment des certitudes « trompeuses » des sens. La méfiance à l’égard du sensoriel a fini par atteindre le subjectif dans son ensemble.
La perception comme objet de recherche est le résultat de cette évolution. La perception décrit l’action de stimuli sur des récepteurs et la réaction de ceux-ci. C’est une démarche scientifique qui met volontairement entre parenthèses tout ce qui, sur le plan psychique,  peut avoir un impact sur nos sens. Dans une telle perspective, le terme somesthésie remplace volontiers celui de sens du toucher, jugé trop imprécis. Si en effet chaque sens possède un organe de référence – la vue a l’oeil, l’ouïe l’oreille, l’odorat le nez, le goût la langue et le palais – il n’en est pas ainsi pour le toucher, qui est partout. Il couvre des sensations variées qui n’ont pas de rapport entre elles. La somesthésie différencie les activités de l’ancien sens du toucher et analyse chacun de ces phénomènes à part. Elle distingue ainsi les sensibilités tactile, thermique et douloureuse, et la kinesthésie, qui provient des articulations et renseigne le sujet sur les positions du corps dans l’espace. La science moderne ajoute à cette distinction traditionnelle un sens électromagnétique, encore mal connu mais partagé par tout le monde animal et humain, et un sens vibratoire. Si je suis restée fidèle à la terminologie consacrée, en me référant au sens du toucher et non à la somesthésie, c’est parce que mon étude se situe dans une perspective historique : son sujet n’est pas la perception, sur laquelle il existe une volumineuse littérature spécialisée, mais quelque chose de bien plus diffus et plus mystérieux. Il est important de comprendre que nous avons vécu avec le concept des cinq sens pendant plus de deux millénaires et qu’il a profondément influencé notre manière de voir notre corps, c’est-à-dire nous dans le monde ou nous en face du monde. Et qui sait, peut-être y a-t-il quelque sagesse à considérer ensemble ce que la science a séparé. Sur le plan scientifique aussi, on a progressivement remplacé, chez les organismes supérieurs, le schéma linéaire stimulus – réaction par des systèmes complexes d’excitation multidimensionnels. La relation qui, au début du processus de l’évolution, se définissait par le couple organisme – milieu est devenue chez l’homme la relation du sujet au monde. Cette relation consiste dans un savoir à la fois connaissant et sensible. Il y a une continuité entre la perception et l’intelligence, et c’est cette continuité qui nous intéresse.