Le modèle des trois mains de D. Bois
Eve Berger – Professeure auxiliaire invitée de l’UFP, docteure en sciences de l’éducation, Directrice de CF3P
Professeure associée de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR)
Didier Austry – Professeur associé invité à l’Université Fernando Pessoa, docteur en sciences
Docteur en sciences, coach en écriture individuelle et collaborative
Le modèle des trois mains de D. Bois
Ce modèle (Bois, 2007 ; Bourhis, 2007) propose de théoriser le geste manuel de la relation d’aide suivant une gradation qui prend comme critères le degré d’implication du praticien qui touche et le type d’intention mis en jeu dans son geste. Ainsi, D. Bois distingue une « main technique » ou « effectrice », puis une « main percevante » et enfin une « main sensible » mise en jeu dans le toucher de la somato-psychopédagogie. Cette grille permet de catégoriser les différents types de toucher que l’on trouve dans la littérature (Chang, 2001 ; Eastabrooks & Morse, 1992 ; Routasalo, 1999 ; Saint Pierre & Vinit, 2006), de les prolonger et de montrer l’apport du toucher du Sensible dans le cadre de notre communication.
La « main effectrice » correspond à la fonction technique associée aux différents touchers manuels. Il s’agit par exemple, dans le cadre des soins infirmiers des porter, palper ou autres enveloppements, ou, dans le cadre d’une thérapie manuelle, des différentes prises manuelles du corps, des pressions possibles, etc.
Dans le cadre de la relation d’aide manuelle en fasciathérapie et en somato-psychopédagogie, cette facette du toucher mobilise de nombreux savoirs : connaissance anatomique, repères manuels, protocoles de traitements. Mais il s’agit aussi d’acquérir une expertise de savoir-faire : types de prises, engagement et gestion de la posture, par exemple.
La « main percevante » exemplifie la notion de « toucher de relation » qui se rencontre dans la littérature concernant la relation d’aide (Bonneton-Tabariès & Lambert-Libert, 2006 ; Vinit, 2007 ; Saint Pierre &Vinit, 2006). Le toucher de relation commence quand le soignant dépasse l’aspect technique de son geste pour prendre en compte la réalité de son patient. Ce type de toucher est souvent présenté comme la part « noble » des soins infirmiers, même s’il est peu généralisé en institution. On trouve de nombreuses caractérisations de ce toucher dans la littérature : « Par le toucher relationnel, le patient peut enfin se sentir considéré et ‘pris’ dans son ensemble, reconnu comme un être à part entière. » (Bonneton-Tabariès & Lambert-Libert, 2006, p. 85). D. Bois précise : « Ainsi, lorsqu’on touche un corps, on ne touche pas seulement un organisme mais une personne dans sa totalité ; on ne s’adresse pas à un cœur, un foie, un os, mais à un être vivant, avec ses peurs comme avec sa potentialité. » (Bois, 2006, p. 72) L’attitude réclamée de la part du praticien est alors plus exigeante. Ainsi, Tournebise soutient : « La main se pose comme une oreille de ‘l’âme’ dans le projet ‘d’entendre’ le patient. C’est un ‘toucher d’écoute’, un ‘toucher rencontre’, un ‘toucher validant’, un toucher ‘reconnaissant’. (…) Le projet est un projet d’écoute et de reconnaissance, en aucun cas ce n’est un projet de pouvoir (même pas un pouvoir ‘pour le bien du patient’). » (Tournebise, cité par C. Courraud, 2007, p. 48)
Dans notre pratique du toucher, la main percevante devient une « main-sujet », c’est-à-dire une main expression d’un sujet qui rencontre et qui fait émerger un autre sujet, et cela, par l’appui sur l’animation corporelle interne de la personne : « Mais surtout, au-delà de cet enveloppement, la main sollicite l’animation interne qui donne à la personne la perception de sa consistance propre à travers la rencontre de sa matière corporelle. » (Bois, 2006, p. 75) H. Bourhis met en valeur cette main percevante : « Sur la base de ces indicateurs internes, l’étudiant repère et évalue en direct de son action thérapeutique les différents degrés de transformation de l’état intérieur du corps qui se trouve sous ses mains. Du plus superficiel au plus profond, il perçoit des changements d’état de nature physique, psychique et sensible, selon une graduation des degrés de conscience qui accompagnent en direct le processus de changement interne. » (Bourhis, 2007, p. 50).
Enfin, la « main Sensible » est la main spécifique de notre accompagnement manuel en fasciathérapie et somato-psychopédagogie. C. Courraud décrit ainsi le passage de la main percevante à la main Sensible : « Elle perçoit non seulement les changements psychotoniques qu’elle déclenche mais elle installe également un rapport de réciprocité entre le patient et le praticien. La main sensible devient une main ‘Sensible’, c’est-à-dire qui touche mais qui est également touchée par ce qu’elle touche. La main Sensible construit un lieu d’échange intersubjectif qui génère une influence réciproque, évolutive qui circule entre le ‘touchant’ et le ‘touché’ et entre le ‘touché’ et le ‘touchant’ selon une boucle évolutive qui se construit en temps réel de la relation actuante. » (Courraud, 2007, p. 68)
Cette dernière phrase éclaire le fait que la main Sensible développe le plein potentiel du toucher dans toutes ses dimensions et dévoile la façon dont elle prend en compte l’interaction entre praticien et patient. Nous retrouvons donc nombre de propriétés du toucher présentées jusque-là, mais en insistant sur ce qui émerge de cette interaction : le Sensible du corps.
Revenons, pour conclure cette première partie, sur la notion de doublitude du toucher. La main Sensible réunit, dans un même geste, la dimension d’acte de toucher, la dimension de perception, perception de ce que sent le praticien « sous » sa main et dans le corps de son patient, et perception de ce que sent la personne accompagnée, dans son propre corps, et enfin la dimension de résonance, dans soi, dans son propre corps. La réunion de toutes ces dimensions fait naitre un espace commun, un « fond perceptif commun », comme l’appelle D. Bois, et constitue l’architecture de la relation de réciprocité dont nous avons déjà parlé et que nous allons maintenant présenter dans une perspective plus descriptive.